Chapitre XX
De Terra à l’orbite de Syman par bonds en espace-tachyon, le voyage durait trente jours. Absolue et les autres officiers avaient été transbordés par chaloupe au croiseur d’escorte dès le début du vol, ne laissant qu’un peloton de gardes pour maintenir l’ordre. L’équipage du vaisseau-porteur ne semblait pas conscient du luxe de précautions qui entourait le commando para-ion, et Dam, n’ayant rien de spécial à faire pendant le vol, fut libre d’aller et de venir à bord à son gré. En compagnie de Satanique aux yeux fous, il en profita pour examiner le bâtiment et les petits vaisseaux-paraformateurs dans le sas. Cette curiosité ne suscita aucun commentaire de la part de l’équipage ni des gardes, et fut probablement prise pour un souci zélé de se familiariser avec tout le matériel en prévision du prochain affrontement.
Leur connaissance de l’équipement acquis à la base d’entraînement révéla aux deux explorateurs que les vaisseaux-paraformateurs n’étaient en somme que des machines-paraformatrices, plus les appareils auxiliaires, incorporés dans de petits vaisseaux spatiaux à peine plus grands que les chaloupes. Le poids et la taille de l’installation étaient tels que leur forme compacte n’avait pu être obtenue qu’en renonçant à la capacité-tachyon habituelle. Cela expliquait l’emploi indispensable du vaisseau-porteur pour emmener les petits vaisseaux sur des distances interstellaires.
Satanique analysait la situation en gardant un œil sur les possibilités d’évasion. Dam, qui en sa qualité d’officier d’une armée spatiale, connaissait déjà un peu la nature de Syman par les dangers à la navigation présentés par le catapultage Syman-Toroliver et vice versa, avait moins d’espoir. Une évasion en direction de Syman, disait-il, ne serait que l’échange d’une prison pour une autre si les Terriens envisageaient l’occupation du monde métallique. Quant à lui, il se contentait d’explorer et de s’efforcer de comprendre tout le matériel qu’il rencontrait, sachant qu’une telle information serait certainement précieuse quand il jugerait le moment d’agir venu.
N’ayant pu persuader Dam de se joindre à lui, Satanique le laissa pour aller essayer de recruter des partisans parmi les autres membres du commando para-ion. Dam poursuivit son examen détaillé d’un des vaisseaux-paraformateurs et de son contenu. Il fit finalement une découverte à la fois logique et inattendue : dans un placard fermé à clef, il trouva plusieurs petits bottiers de commande par ondes semblables à celui qu’avait employé Absolue pour activer leurs cottes de mailles para-ion incorporées. N’osant croire à sa chance, il examina de près les bottiers. Ils semblaient appartenir à deux groupes et devaient être des paires de commandes individuellement réglées, chaque paire accordée à un individu particulier. Comme, d’après ce que lui avait dit Absolue, seuls lui et elle étaient ainsi équipés, il paraissait logique de supposer qu’ils avaient une paire chacun. Mais laquelle était la sienne ?
Il retira avec précaution les bottiers et les posa sur une table, pour chercher des marques ou des chiffres lui donnant une indication de l’identité de la personne touchée par l’activation. Dans l’ignorance de la portée des transmissions, il avait peur en manipulant par erreur l’unité réglée sur Absolue de déclencher chez elle l’état para-ion, même si elle se trouvait dans le croiseur d’escorte. Cela trahirait sa curiosité et soulèverait sans doute une énorme colère contre lui.
Il ne pouvait rien déduire des schémas chiffrés sur les boîtiers mais l’un de ceux-ci avait une surface un peu plus patinée, comme s’il avait souvent servi ; il pensa que celui-là devait appartenir à Absolue. Il choisit donc un activateur de l’autre groupe, rangea les autres où il les avait trouvés et, retenant sa respiration, il appuya sur le bouton.
Ce fut une transition douloureuse mais merveilleusement rapide. Comme aucun autre matériau formateur n’avait été fourni, il adopta automatiquement l’identité de l’air ambiant ; sous la forme para-ion d’un spectre à la teinte lilas terne, il fouilla l’intérieur du petit vaisseau, en essayant de se faire à l’idée qu’il possédait la possibilité d’accès total à l’état para-ion. Il avait découvert comment marchait le compte-temps et s’était accordé tout le délai voulu pour procéder à son expérimentation. Mais en entendant approcher des pas, il remit précipitamment le compteur à zéro, en espérant de tout son cœur qu’il avait suffisamment compris les principes de l’opération pour assurer un retour rapide et sûr à son identité moléculaire normale.
Il chancelait encore sous le choc de la ré-orientation quand Absolue entra. Il s’en était fallu de si peu que Dam était sûr qu’elle avait dû voir la lueur para-ion en arrivant par la rampe du sas mais elle ne manifesta ni curiosité ni surprise en le trouvant dans le petit vaisseau et, si elle remarqua quelque chose d’insolite, elle n’en donna aucun signe.
« Heureuse rencontre, Amant ! Nous nous mettrons en orbite autour de Syman dans huit heures. Je voulais discuter avec toi de notre rôle dans l’opération.
— J’aimerais autant remettre ça à plus tard, si ça ne vous fait rien. »
Elle lui lança un regard de désapprobation moqueuse.
« Ça me fait beaucoup, Amant ! Nous venons de finir de mettre au point les détails de la campagne para-ion contre Syman. Onze hommes plus un officier entraînés à la vieille technique exécuteront une approche para-ion normale, en descendant à bord d’un vaisseau-paraformateur. Peu après eux, et avec une couverture maximale de la flotte, nous deux, nous atterrirons à bord d’une chaloupe, ostensiblement comme un élément d’un commando de soutien non para-ion. Le peloton para-ion fera la première percée pour nous. Nous conserverons une identité moléculaire normale jusqu’à ce que nous ayons pénétré à l’intérieur de l’installation.
— Est-ce qu’il ne serait pas plus sûr de descendre en état para-ion avec les autres ?
— Pas forcément. Le fait est que nous nous attendons à une opposition assez sophistiquée, tout en ne sachant pas encore quelle forme elle pourrait prendre. Nous serons donc tous deux une réserve para-ion insoupçonnée, avec des capacités que l’adversaire n’a pas encore affrontées. Notre intervention pourrait bien être capitale.
— Une opposition sophistiquée sur Syman ? Vous ne savez donc pas ce qu’est Syman ?
— Je le sais parfaitement. Mais ce n’est pas seulement Syman que nous avons contre nous. Il y a un groupe de guérilleros du Noyau spécialisé dans les tours de cochon.
— Ces guérilleros n’ont pas la capacité para-ion.
— Ceux-ci l’ont peut-être. Ils ont détruit, à ce jour, deux vaisseaux-paraformateurs et en ont enlevé un troisième. Ils ont révélé leur intérêt particulier quand ils sont revenus pour enlever sept techniciens para-ion de la flotte autour de Foudre.
— Et vous pensez qu’ils vont employer leurs propres combattants para-ion sur Syman ?
— Nous ne savons pas ce qu’ils feront, mais Syman a été sélectionnée comme étant le site idéal pour une telle confrontation parce qu’en aucun cas, ils ne peuvent gagner. S’ils s’imaginent qu’ils peuvent maîtriser la technique para-ion, Amant, ils vont apprendre très durement la réalité. Et ne va pas t’abandonner à des idées folles de te joindre à l’opposition. Ton identité para-ion sera entièrement contrôlée par moi. Tu réagiras et tu te battras exactement comme je te l’ordonnerai, sinon il ne faudra que mon doigt sur un bouton pour t’éliminer douloureusement et définitivement. Tu me connais assez pour savoir que je n’hésiterais pas.
— Je vous adore moi aussi », grogna aigrement Dam, en se levant parce que l’entrevue semblait terminée.
Absolue lui avait tourné le dos et s’intéressait au contenu de l’armoire où il avait pris le boîtier. Celui qui manquait était maintenant dans la poche de Dam, paraissant lourd et visible, et il estima que ce ne serait qu’une question de secondes avant qu’elle s’avise de la disparition et en tire l’évidente conclusion. Néanmoins, il se força à s’éloigner avec une nonchalance étudiée, et le cri de rage qui aurait dû accompagner la découverte ne parvint pas à ses oreilles.
La chaloupe qui transportait Absolue, Dam et un petit commando quitta l’orbite quatorze minutes après le départ du vaisseau-paraformateur. Ce laps de temps avait été occupé par la descente du peloton para-ion à la surface et, au moment du départ de la chaloupe, très peu de résistance avait été signalée. Durant leur propre descente, ils écoutèrent attentivement les émissions des commandos para-ion et suivirent leur progression tandis qu’ils s’emparaient du système de commande des ascenseurs. Puis, à un moment donné, toutes les transmissions cessèrent sur la fréquence radio du commando para-ion.
Ce silence radio n’était pas inattendu. A mesure que les assaillants s’enfonçaient plus profondément dans la planète, leurs émissions étaient de plus en plus arrêtées et absorbées par sa masse métallique. On ne comptait pas recevoir de nouvelles avant que les hommes para-ion aient pris le contrôle d’un des principaux émetteurs qui utilisaient la planète elle-même comme antenne. Malgré tout, il était extrêmement déconcertant pour ceux de la chaloupe de ne pouvoir connaître le sort de leurs prédécesseurs.
En combinaison spatiale, les occupants de la chaloupe sautèrent sur la surface de Syman près d’une des grandes plates-formes d’ascenseurs et coururent vers le dôme du poste de commande, capturé par la première équipe para-ion. Un combattant para-ion était resté pour assurer la manœuvre de la plate-forme qu’avaient utilisée ses camarades pour descendre. Il expliqua rapidement aux nouveaux venus qu’après être descendue avec le commando para-ion, la plate-forme était remontée et se refusait depuis à répondre aux commandes.
Ce fut ensuite une course précipitée pour examiner les autres plates-formes du voisinage mais toutes étaient immobilisées de même ; ainsi les nouveaux venus étaient retenus à la surface alors que le commando para-ion était enfermé sous eux dans les cavités métalliques. La première suggestion qui se présenta fut qu’il faudrait employer des explosifs pour détruire une des plates-formes et avoir ainsi accès au puits lui-même. Absolue fit observer qu’ils n’étaient pas équipés pour effectuer une descente dans un puits vertical profond de cinq kilomètres. Ils trouvèrent finalement une solution en faisant venir de la force orbitale une équipe d’ingénieurs spatiaux qui, avec une rapidité et une ingéniosité remarquables, réussirent à isoler un ascenseur de ses circuits pour le brancher sur leurs propres génératrices. Cela dura tout de même plus d’une heure et, pendant ce temps, on ne reçut aucune nouvelle des hommes au fond ; Absolue s’alarmait de plus en plus des limites de temps programmées dans les havresacs-modulateurs du commando para-ion.
Dam envisageait cette désintégration avec une satisfaction dissimulée mais il savait que ce n’était qu’une rivalité d’esprits préliminaire. Compte tenu que la surcapacité destructrice des Terriens représentait un potentiel de mort multiplié par mille, il était évident qu’en dépit de tous les délais irritants que pourraient organiser les défenseurs, l’issue ne faisait aucun doute ; les occupants de Syman ne pouvaient absolument pas gagner.
Absolue, tout en n’ayant que le grade de commandant, disposait d’une autorité supplémentaire qui dépassait de loin celle des officiers supérieurs en cause. Elle décida immédiatement de l’opération suivante. Dam et elle, sous identité para-ion, descendraient par l’ascenseur libéré pendant qu’une seconde plate-forme serait semblablement équipée pour le commando normal. Son raisonnement était simple : le premier ascenseur à descendre tomberait fatalement sur une très chaude réception, à laquelle ne pourraient survivre que des combattants en état para-ion. Une fois cet obstacle franchi, ils s’assureraient de la base du second ascenseur afin que le commando normal puisse y entrer sans être pris au piège. Pendant ce temps, d’autres commandos descendraient de l’orbite pour profiter de l’avantage ainsi acquis.
Avec appréhension, Dam se soumit à la transition para-ion et rejoignit Absolue sur la plate-forme. Ils avaient à eux deux un petit arsenal de fulgurants pour affronter le piège vers lequel ils descendaient. Ce fut là que Dam dut admirer l’assurance et le courage d’Absolue, sa ferme conviction qu’à deux seulement, ils pourraient changer le cours de la bataille et sauver le commando para-ion du triste sort où il se trouvait peut-être. Il se rendait cependant compte que deux combattants para-ion entraînés pouvaient valoir plus, dans une telle situation, que tout un régiment de commandos ordinaires. Cette idée fut confirmée quand une plate-forme d’ascenseur non surveillée descendit et remonta discrètement, en portant une bombe brisante qui tua presque tous les commandos déjà à la surface.
Après s’être remis du choc, les quelques survivants se regroupèrent pour la tâche capitale qui leur incombait, faire descendre le plus rapidement possible l’ascenseur « libéré » portant l’intrépide Absolue et un Dam extrêmement inquiet. Pendant la plongée dans le grand puits de métal poli, il observa Absolue en se demandant si elle éprouvait la même anxiété, mais son expression ne révélait que sa passion dominatrice et, curieusement, un certain triomphe.
A contrecœur, Dam rassembla ses armes, sachant qu’en dépit de ses sympathies, son seul moyen d’en sortir vivant serait de combattre farouchement ce qui pourrait l’attendre au fond du puits. Il était certain qu’Absolue le tuerait s’il hésitait un seul instant à soutenir son sanglant objectif. Il n’attachait pas tellement de prix à sa propre vie mais, sachant ce qu’il savait et possédant maintenant une capacité para-ion incorporée, s’il voulait bouleverser les projets de Terra, il lui fallait vivre pour rapporter ses connaissances au Noyau. Si, pour conserver la vie, il devait tuer maintenant quelques alliés, ce serait un petit mal pour un grand bien futur. Malgré tout, la pilule était amère et sa seule consolation était le poids réconfortant du bottier de commande par ondes reposant au fond de la poche de sa combinaison.